Une description fascinante des conditions de préparation et de direction d’un opéra au XVIIème siècle, en Italie ou en France chez Lulli et jusqu’au XVIIIème siècle.
Source: in “Basler Jahrbuch für historische Praxis, XXIV, 2000”, une publication de la Schola Cantorum de Basel, Amadeus 2001: p 25-49
Traduction française Yves Rechsteiner
- “Le Corago”
Il est bien connu que l’origine de l’opéra se trouve en Italie; la direction d’opéra pouvait sans doute provenir de la direction des spectacles et des intermèdes des cours italiennes de la Renaissance. Ce qui différencie l’opéra des spectacles et intermèdes – un texte chanté en continu au contraire du spectacle, et une action continue qui s’étale sur plusieurs actes à l’opposé des intermèdes – ne génère en fait pas une grande différence dans les exigences de la conduite d’une oeuvre.
Le travail simultané d’autant de corps de métiers et d’arts dans un spectacle, dans les intermèdes ou dans l’opéra, exigeait, outre divers spécialistes, un coordinateur.
En 1598 Angelo Ingegnieri publie son traité Del modo di representare le favole sceniche, dans lequel il se réfère toujours à sa création Edipo tiranno pour l’ouverture du Théatre Olimpico de Venise en 1585, “che potesse valere per esempio universale”. Il y traite en détail des exigences qu’il faut poser à la musique et aux chanteurs, de sorte qu’on peut relier sans difficultés ce texte aux opéras qui naissent à la même époque.
Une génération plus tard, entre 1628 et 1637, paraît un livre intitulé “Il Corago” qui traite du même sujet. L’auteur en est probablement Pierfrancesco Rinuccini, le fils du premier librettiste Ottavio Rinuccini. Il n’est pas spécifié à qui revenaient les charges du “Corago”, mais aux débuts de l’opéra c’est le compositeur qui occupe habituellement cette fonction. Par exemple, c’est Emilio Cavalieri qui organisa les Intermèdes florentins de la Pellegrina de 1598 (il en était l’un des compositeurs). La préface de La representazione di Anima e di Corpo de Cavalieri (exécuté en février 1600 à l’oratoire romain de la Crucifixion) montre aussi la responsabilité du compositeur dans tout le déroulement de la représentation. Il dit lui-même que ses indications valent “pour cette oeuvres ou d’autres semblables”.
En octobre de la même année, Cavalieri met en scène dans le Palais Florentin Pitti l’Euridice, avec une musique de Jacopo Peri et Giulio Caccini, à la suite du mariage de Maria de’ Medici avec Henri IV de France.
Marco da Gagliano a également publié comme compositeur une préface à un opéra, sa Dafne de 1608. Comme Cavalieri, il se montre préoccupé non seulement d’une interprétation convenable de la musique mais également du décor, des costumes et de la mise en scène. Un autre exemple de la manière dont le compositeur influe sur la mise en forme d’une oeuvre scénique est le Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi et son Ballo delle ingrate. Au XVIIIème siècle, plusieurs exemples connus existent où un librettiste ou un chanteur fonctionnent comme “Corago”: Pietro Metastasio ou le castrat Farinelli.
La fonction de “Corago” n’existait pas seulement en Italie. En France, Saint-Hubert mentionne en 1641 un “maître d’ordre” aux devoirs similaires. Jean-Baptiste Lully était gratifié par un privilège de Louis XVI d’un pouvoir quasi illimité sur toute la production d’opéra. Lecerf de la Viéville, qui peut être considéré comme premier biographe de Lully, nous apprend que ce dernier ne montait pas seulement la musique, mais intervenait déjà dans la préparation du livret, montrait la gestuelle aux chanteurs, et concevait des chorégraphies pour les danseurs. De plus, dans deux de ses Comédies-ballets, il monte sur scène comme chanteur; il dansait également dans presque toutes ses productions scéniques des débuts jusqu’à 1669 un, voire plusieurs rôles. Lully lui-même révèle dans la préface de son Béllerophon qu’il faisait même des esquisses pour les costumes.
A la cour de Vienne, un “cavaliere direttore della musica” était en poste pour la production théatrale. Ce poste était occupé depuis l’édification de la maison d’opéra à la Cortina en 1666 jusque tard dans le XVIIIème siècle, par des membres de la noblesse de cour.
En 1709 à Dresde, Auguste le Fort nomme “Surintendant de la musique et Directeur des Plaisirs” le Baron Johann Siegmund von Mordaxt, selon le modèle de Lully pourrait-on dire. Dans cet esprit, il avait un “pouvoir absolu” et devait engager les musiciens et faire la distribution des rôles.
- Les répétitions.
Le temps dévolu aux répétitions s’étendait d’ordinaire d’un à cinq mois. En Angleterre, une production d’un semi-opéra, dans le genre d’un King Arthur ou Fairy Queen de Purcell, atteignit même six mois jusqu’à deux ans.En réalité, ces informations seraient vraiment pertinrntes si on savait combien de répétitions ont réellement eu lieu dans cet intervalle de temps.
Les vingt jours que Pietro Andrea Ziani eut a disposition pour monter son Annibale in Capua en 1661 à Venise ne peuvent servir de modèle pour les recréations actuelles d’opéras baroques, puisque ce temps très court a poussé le librettiste Berengan à des mots d’excuses dans la préface de l’oeuvre. Il faut compter aussi dans les productions “rapides” l’Aretusa de Filipo Vitali (Rome 1620), qui fut composé et appris en six semaines. Il faut ajouter le Penelope d’un auteur inconnu de la cour de Gotha qui n’eut qu’un temps de répétition d’environ quatre semaines. Par contre l’Arianna de Monteverdi pris cinq mois, et cela après qu’elle eût déjà été apprise par coeur par les chanteurs !
En règle générale, le compositeur était responsable du choix des chanteurs et de l’apprentissage de l’oeuvre; il était fréquent qu’il procédât à des changements en cours de répétitions. Les premières répétitions avaient lieu dans la maison du “Corago” (à moins que ce dernier ne soit le compositeur lui-même) en présence du maître à danser et d’un luthiste comme répétiteur.A Hambourg, on répétait pas ex. dans la maison de Gerhard Schott, le propriétaire de la maison d’opéra ouverte en 1678 (il mourut en 1702).
Pour ce qui touche aux chanteurs, Benedetto Marcello dans sa satire bien connue Il teatro alla moda revient toujours sur le rôle important du professeur de chant dans l’apprentissage d’un opéra, ceci comme béquille pour pallier l’ignorance de certains chanteurs. Il montre qu’encore au milieu de leur carrière, des chanteurs reconnus travaillent avec leur professeur de chant. C’est encore le cas aujourd’hui, car le chanteur, contrairement à l’instrumentiste, entend les sons qu’il produit autrement que de l’extérieur. Les anecdotes connues sur les chanteurs incultes et arrogants donnent pourtant une image faussée des rapports. De nombreux chanteurs étaient également régisseurs ou même compositeurs d’opéra et étaient au moins en mesure d’apprendre eux-mêmes leur partie au clavecin.
Ainsi en 1706 à Londres pour l’opéra Camilla, on mit à disposition de trois chanteurs solistes une épinette (qui devait se trouver probablement dans les loges) pour chacun d’eux, afin qu’ils puissent travailler leur voix et peut-être apprendre leur partie.
En 1723 Pierfrancesco Tosi demande d’un chanteur (traduction d’Agricola): “qu’il apprenne à s’accompagner lui-même au clavier, s’il a envie d’apprendre à bien chanter”.
Christian Friedrich Daniel Schubart raconte que le compositeur Carl Heinrich Graun savait “l’art de former les chanteurs” et que les premiers, comme Carestini et Salembini reconnaissaient avoir beaucoup appris de Graun”.
Pendant les répétitions de Lully, son beau-père Michel Lambert s’occupait des chanteurs. Plus tard, les statuts de l’Académie mentionnent en 1713/14: “ l’emploi de maître de musique sera de se trouver au moins trois fois la semaine tous les matins à neuf heures précises au magasin, où il aura une salle ou chambre destinée, dans laquelle il fera étudier et répéter les Rolles aux Actrices”.
Ce qui est particulier ici est la mention des “Actrices”. Les “Acteurs” étaient-ils responsables eux-mêmes de l’apprentissage de leur rôle? Charles Collé écrit en 1754 dans ses carnets journaliers à propos de la chanteuse débutante Davaux: “qu’elle eût un bon maître de chant et un bon maître de déclamation, elle deviendrait une première actrice”. Il est à remarquer ici la mention d’un maître de déclamation à côté d’un maître de chant. Un peu plus loin, Collé remarque que Davaux reçoit maintenant l’enseignement de Claude-Louis-Dominique de Chassé.Ce dernier chantait lui-même à l’opéra et était plus connu pour ses capacités à représenter que pour son chant.
En Italie comme en France, on laissait des auditeurs assister aux répétitions. Marcello recommandait aux gens de la haute société de n’assister qu’aux répétitions, plutôt qu’aux représentations. Ceci est certainement une référence à l’habitude d’essayer de peser sur la vente des billets. Charles Burney mentionne encore qu’aux premières répétitions du Demofonte de Jommelli, alors que seulement deux actes avaient été composés, “le parterre était plein de monde, et les loges pleines de gens debout”.
En France Tralage et Louis Ladvocat parlent d’auditeurs présents aux répétitions. Ceci ne comprend pas seulement les répétitions scéniques, mais également des répétitions en plus petits effectifs dans des maisons privées.
Une illustration de telles répétitions sont peut-être données vers 1709 par les tableaux du peintre italien Marco Ricci, qui rend peut-être compte des scènes d’une répétitions d’opéra à Londres.
François Lesure croit qu’une vignette intitulée “Academia Musica”, et qui représente Louis XIV comme patron des Sciences et des Arts serait une répétitions de l’Académie Royale de Musique, et représenterait ainsi une répétition d’opéra. On voit dans une salle trois ensembles indépendants de musiciens, ainsi que, séparée des autres, une dame au clavecin. Cette situation n’est pas sans rappeler la description faite par le chanteur Michael Kelly en 1779 des conservatoires napolitains, où d’innombrables étudiants travaillaient dans la même pièces leur instrument, le chant ou la composition. Mais ce qu’on pouvait attendre d’enfants à Naples semble assez peu probable de l’Académie Royale de Musique: ce médaillon a probablement plutôt un caractère symbolique.
Pour préparer le Malade imaginaire de Molière et Charpentier, on commença le 22 novembre 1672, soit trois mois et demi avant la première représentation, qui eut lieu le 22 février de l’année suivante. On le sait d’après le Registre de la Grange, l’un des livres de comptes de la troupe de Molière. Le 5 décembre on commença à monter le décor et les machines; le 19 on commença à répéter la chorégraphie, qui durèrent quotidiennement sur plusieurs heures par jour. Le 22 décembre, on commença les répétitions avec les chanteuses. Pour une chanteuse en particulier, la troupe engagea un maître qui devait l’aider dans l’apprentissage du par coeur. A partir du 22 janvier, deux semaines et demi avant la Première, on mit ensemble musiciens et danseurs dans les grandes répétitions.
Pour l’opéra-ballet de Lully Le Triomphe de l’Amour, on commença les répétitions en octobre, alors que la première eut lieu le 21 janvier suivant. D’abord les chanteurs et l’orchestre travaillèrent indépendamment, les danseurs étant seuls avec leurs maîtres à danser. Nous sommes mieux renseignés sur les répétitions qui eurent lieu à partir de décembre, grâce à un Mémoire, c’est-à-dire un livre de comptes sur le vin, le pain, les verres, et bouteilles, qui furent livrés pour les répétitions. En parallèle, il existe un autre Mémoire sur les livraisons de bois et de charbon pour le chauffage des salles de répétitions.
On peut voir qui jouait un rôle important pendant ces répétitions par la mention des noms de ceux qui recevaient des rations doubles. A part Lully, ce sont les suivants: son beau-père Michel Lambert responsable du soin des chanteurs, le librettiste Quinault, le maître à danser Beauchamps et Mademoiselle de St-Christophe, la chanteuse du rôle de la Nuit. Anne Rebel, qui tient des petits rôles est mentionnée nommément mais avec une ration simple.
Ce qu’il y a de remarquable dans cette description est la présence de Quinault. On pourrait penser qu’une fois le livret fourni (avec les corrections de Lully) il s’était acquis de sa tâche. Mais bien au contraire, il est présent à toutes les répétitions; et cela non pas pour y passer du temps puisqu’il y reçoit une ration double comme Lully, Lambert, Beauchamp et la “première” chanteuse.
Le 5 décembre eut lieu la “première répétition de la danse”, c’est-à-dire la première répétition avec l’ensemble des danseurs. Le 16 décembre “la musique et la sinphonie ont commencé à répéter”, ce qui veut dire qu’on mit pour la première fois ensemble les chanteurs et l’orchestre. Plus tard eurent encore lieu des répétitions de chant “chez Mr de Lully”, c’est-à-dire soit dans la maison parisienne de Lully, ou plus probablement dans un pied-à-terre du compositeur situé dans le lieu de répétitions de Saint-Germain. A partir du 5 décembre, sans compter les répétitions qui eurent lieu en octobre et novembre, on dénombre déjà 33 répétitions des danseurs, 19 des musiciens (chanteurs et orchestre), ainsi que 7 répétitions de chant chez Lully !
On peut expliquer que les répétitions des danseurs sont les plus nombreuses, car on ne pouvait leur donner aucune note pour travailler à la maison. Beauchamps avait pourtant déjà développé ce qui allait devenir 19 ans plus tard la notation de danse de Feuillet; mais cette notation ne permettait peut-être pas encore de rendre tous les détails de la chorégraphie, et on peut se demander si les danseurs savaient déjà la lire. Rien que la complexité de la danse de cour, qui avait atteint des centaines de variantes de pas, comprenant des postures de bras et de tête dans sa chorégraphie, pourrait expliquer le nombre de répétitions. Quarante ans auparavant, si l’on en croit le texte de St-Hubert, il fallait une à deux semaines pour la préparation d’un ballet, avec un maître de danse qui travaillait sur trois à quatre Entrées.
Les répétitions vocales sont celles qui sont le moins mentionnées dans les Mémoire. Cela s’explique par le fait que c’est précisément ce travail-là qui avait déjà été entrepris dès le mois d’octobre, avant que l’ensemble des danseurs d’un côté, et l’orchestre et les chanteurs de l’autre se soient mis ensemble en décembre. Du Tralage rapporte que Lully répétait quelques fois aussi chez sa “maîtresse” Mlle Certain. A la suite de toutes ces répétitions, eurent encore lieu huit “répétitions générales”, en tutti, sur scène, avec tout ce qui est nécessaire à la représentation. A partir de la première “répétition générale”, le 4 janvier 1681, on trouve un nouveau nom dans la liste de ration double de pain et de vin: Monsieur Vigarany, maître des machines et des décors. A partir de la 4ème “répétition générale”, le 15 janvier, Jean Berain participe aux répétitions; on joue alors en costumes.
Ce qui manque encore, c’est un régisseur. Comme “metteur en scène”, ce qui correspond au concept de régisseur, on trouve dans le Psyché et l’Isis de Lully, le nom de Beauchamps, de maître de ballet. Pourtant, il semble que ce soit Lully qui ait pris cette charge personnellement. La Viéville rapporte:
“Lulli sçavait aussi parfaitement exécuter un Opéra, et en gouverner les exécuteurs, que le composer. Du moment qu’un Chanteur, une Chanteuse, de la voix desquels, il étoit content, lui étoient tombez entre les mains, il s’attachait à les dresser avec une affection merveilleuse. Il leur enseignait lui-même à entrer, à marcher sur le Théatre, à se donner la grâce du geste et de l’action.”
Ainsi, les répétitions mentionnées dans le Mémoire, qui se déroulaient chez Lully, pouvaient ne pas avoir peu servi à la mise en scène du rôle. On y livrait chaque fois quatre bouteilles de vin. Suivant la ration qu’on compte par personne, il devait n’y avoir que deux à quatre personnes qui assistaient à ces répétitions: Lully, un ou deux chanteurs ou chanteuses, et un ou deux instrumentistes comme répétiteur. On ne sait pas si ces répétitions avaient lieu à Fontainebleau ou à Paris. Dans tous les cas, Michel Lambert avait un appartement dans l’Hôtel parisien de Lully, de sorte qu’il devait probablement assister aux répétitions qui s’y déroulaient.
Si l’on veut croire François Raguenet les Français se préoccupaient beaucoup plus que les Italiens de l’apprentissage de nouvelles musique. En ce qui concerne les “répétitions générales”, il écrit (traduction de Mattheson, remis en français):
“Les répétitions privées d’un opéra, aussitôt qu’elles sont en mesure d’être regardées par un public, sont innombrables. Là il y en a un qui commence trop tôt, là un autre trop tard. Celui-ci chante faux, celui-là ne chante pas en mesure. Le compositeur se torture avec le cou et les mains, se tord tous les membres de son corps de mille manières, et a encore beaucoup à faire pour arriver à ses fins”.
Si l’on en croit La Viéville, pas mal de choses semblent avoir dérapé après la mort de Lully:
(…) “sous l’empire de Lulli, les chanteuses n’auraient pas été enrhumées six mois l’année, et les chanteurs yvres quatre jours pas semaine. Ils étoient accoûtumez à marcher d’un autre train, et il ne serait pas alors arrivé que la querelle de deux Actrices se disputant un premier rôle, ou de deux Danseurs se disputant une Entrée brillante, eussent retardé d’un mois la représentation d’un Opéra. Il les avait tous mis sur le pié de recevoir sans contestation le personnage qu’il leur distribuait.”
La nouvelle direction échut au beau-fils de Lully, Jean-Nicolas de Franchine (aussi Francine), qui, si l’on peut se fier l’abbé de Vassetz, ne comprenait rien à la musique. Cet Abbé publia vers 1694 un pamphlet intitulé description de la Vie et Moeurs, de l’Exercice et l’état des Filles de l’Opéra. Par “filles de l’Opéra”, on voulait dire les chanteuses, ce qui, entre parenthèse, n’impliquait pas que de jeunes personnes; on appliquait le vocable de “fille” aussi à des dames plus agées. Le destin des chanteuses, se plaint Vassetz:
(…) “dépend d’un seul homme qui est le grand maître absolu et souverain de tout l’opéra (i.e.Francine), lequel pour l’ordinaire ne sait aucune note de musique, n’ayant aucun goût ni talent, ni acquis ni naturel pour connaître les belles voix, ni aucun discernement pour en découvrir la finesse ou la rudesse, parce que c’est la faveur seule qui lui acquiert ce privilège d’être maître seul de l’Opéra”.
Comme ecclésiastique, il se plaint aussi que les chanteuses passent “quasi tous les jours de leur vie” en répétitions et représentation, sans observer les jours fériés ou le jeûne. Sous le point 7 du pamphlet, il dresse la liste des personnes à qui elles doivent faire la cour:
“Savoir au grand maître entrepreneur (Francine), au maître de musique battant la mesure, au maître répétiteur, au poète ou à celui qui les fait entrer à propos au théatre, à celui qui leur souffle derrière les coulisses. (…)”
Finalement elles devaient encore s’arranger avec les autres solistes, avec les choristes et les danseurs. De cet extrait on apprend en passant qu’il existait un souffleur, qui, contrairement à aujourd’hui, n’était pas assis dans une fosse destinée à cet effet, mais était debout en coulisse. Nous apprenons qu’il existait un “répétiteur”, qui menait la répétition vocale, et qui ne se confondait pas toujours avec le “maître de musique”. On croise la notion de “répétiteur” quelques quarante ans plus tard dans une comédie intitulée La répétition interrompue, dont les frères Parfaict donnent des extraits dans leur Dictionnaire des Théâtres de Paris: Comme les acteurs se plaignent que les rôles ont été mal répartis, le “répétiteur” répond que c’était la décision du poète. Il survient une souffleuse qui parle trop fort. A la fin, un musicien et un danseur s’étripent.
On découvre encore des informations sur l’état de l’opéra quelques années après la mort de Lully par les lettres du savant fort versatile Louis Ladvocat écrites entre 1694 et 1698 à l’abbée Dubos: Dans la lettre du 5.9.1694, il semble être question d’une pré-lecture, qui aurait lieu dans la maison du maître de ballet Pecourt, en présence du compositeur Pascal Colasse:
(…) “jeudi dernier (31.8), Mr Pecourt fit venir chez lui Mlle Cherier. Il n’y avait dans la chambre que Colasse. Elle chanta et m’ayant prié de dire mon avis après qu’elle fut sortie, je leur dis que je lui trouvais la voix égale et beaucoup de justesse, qu’elle avait quelques cadences trop longues et trop tremblantes, que cela se pourrait corriger dans la suite, que la représentation sur le théatre en serait agréable, quoique d’ailleurs elle ne fût pas aussi touchante que les actrices que nous avons”. (suivent d’autres descriptions de ses qualités).
Dans un autre passage de cette même lettre, on apprend qu’on prenait part à la création d’un opéra en société:
“J’ai entendu lire l’opéra de Théagène et Chariclée, où il manque deux actes (…)… Desmarets en a fait le premier Air qui répond parfaitement à la noblesse du sujet qui est grave et sérieux” (…).
De cette formulation, on ne peut pas vraiment savoir qu’il s’agissait d’une exécution avec la distribution de tous les rôles, avec les chanteurs prévus. Après que Ladvocat eût rapporté le 21.10.1694 de “quelques brigues contre l’opéra nouveau”, il écrit le 9.12 à propos d’une répétition d’un autre opéra de Desmaret:
“La mort d’Armide, dont ont fit la répétition chez Colasse, mardi dernier (7.12), en présence de Mr de Franchinne, du Baron de Beauvais et d’autres que l’on ne m’a pas nommés. Le lieu était si peu spacieux qu’il n’y avait que deux violons, une basse de viole, un théorbe, Renaud pour chanter les rôles de femmes ou filles, Thevenard, Ardouin (deux basses-tailles), et quelques autres en très petit nombre… Le sieur Duché (poète) n’était pas présent à cette répétition, ni Desmarets, qui espèrent bien que Théagène et Chariclée, dont on a donné mardi dernier les rôles, aura ses approbateurs,” (…)
Colasse prit là apparemment les fonctions de répétiteur. L’absence du compositeur et du poète, mentionnée spécifiquement, révèle que leur présence était habituelle. Ils étaient certainement déjà occupés à leur nouvel opéra Théagène et Chariclée , qui devait être représentée quatre mois plus tard le 12 avril.
On découvre aussi que c’était du ressort du directeur de l’opéra, Francine, de décider qui mettrait en vers le texte de l’opéra. Pendant que l’opéra était encore en cours d’élaboration, on faisait des lectures et les premières répétitions dans des salles privées en présence du compositeur et du poète. Ces répétitions pouvaient être prévues pour les solistes, comme pour l’orchestre. Des répétitions vocales étaient accompagnées par un ensemble instrumental plus réduit. S’il s’avérait, lors des répétitions générales suivantes, que l’opéra était trop long, alors on le raccourcissait. Il faut considérer comme limite supérieure une durée de trois heures, prologue compris. On admettait à ces répétitions des personnes extérieures, comme Ladvocat, chez qui d’ailleurs une répétition eut lieu une fois.
3. Le librettiste
Au départ d’un opéra, il y a un texte. Souvent il est écrit à neuf, quelques fois on reprend d’anciens livrets. Il est connu que le rapport entre texte et musique a été soumis à un changement dans l’histoire de l’opéra. Pour les premier auteurs d’opéra de la Camerata Florentine, le texte était au premier plan. La musique ne servait qu’à la gradation expressive du texte, et ne passait au premier plan que dans les Ritournelles ou des parties dansées. Il est facile de concevoir que le rôle du librettiste ne se bornait pas à rendre un texte. Pourtant la présence du librettiste aux répétitions et à la mise en scène de la représentation n’apparait que plus tard, et hors d’Italie. Johann Philipp Harsdörffer, l’auteur du “poème sylvestre sacré” Seelewig, mis en musique par Sigmund Theophil Staden, se préoccupe des problèmes des modes d’exécution de la représentation et s’étend dans les quatre volumes de son Frauenzimmergesprächspiele sur des questions musicales, de scène et de costumes.
L’initiative de l’opéra français vint aussi d’un poète: Pierre Perrin. Bien avant d’obtenir de Louis XIV un privilège pour l’opéra, il écrivit une “comédie en musique”, connue sous le titre du lieu de sa première exécution en 1659, la Pastorale d’Issy. La musique de Robert Cambert n’est pas conservée. Perrin reproduit une lettre adressée à l’ambassadeur du Duc de Savoie dans la version imprimée de son texte en 1661. De cette lettre ressort que c’est lui, le poète, qui a choisi les chanteurs. Ils avaient entre 15 et 30 ans, et avaient été formés depuis plusieurs années par les plus grands maîtres. Le librettiste de Lully, Philippe Quinault devait aussi avoir joué un rôle pendant les répétitions de l’opéra-ballet Le Triomphe de l’Amour.
Au 18ème siècle, Marcello et Arteaga, pointent sur le rôle plus réduit du librettiste dans l’opéra italien. Il semble pourtant avoir pris part à l’instruction des chanteurs. Sinon Marcello ne se serait pas moqué dans son Teatro alla moda du poète qui s’occupe d’un chanteur qui prononcerait pas assez bien, où à qui les chanteurs demandent conseil sur l’action ou les costumes: il peut très bien leur laisser faire cela selon leur goût. Dans les faits, le célèbre librettiste de l’opéra italien tardif, Pietro Metastasio, était autant préoccupé de poésie que de mise en scène à la cour de Vienne, où il passa la majeure partie de sa carrière professionnelle. Bien plus: dans son opéra Il re pastore, dans la mise en musique de Giuseppe Bonno, il se plaint d’avoir dû s’occuper tout seul de l’exécution des décorations et de tous les détails qui viennent avec la préparation d’un tel spectacle”. Pour des représentations qui avaient lieu hors de Vienne, Metastasio consignait par lettres ses indications sur le décor de la scène et le maintien et les mouvements des chanteurs. Une description “à la hauteur du second clavecin”, ou “à côté du premier clavecin”, montrent que la présence de deux clavecins allaient de soi dans l’opéra italien. Dans le texte imprimé de Ruggiero (Hasse 1771), Metastasio donne une description des costumes. Dans beaucoup de livrets imprimés, pas seulement ceux de Métastase, mais déjà au cours du XVIIème siècle, on trouve des indications du poètes pour les machines, pour les mouvements et la commodité des acteurs.
4. Le maître de ballet
La danse joue dans l’opéra baroque un rôle important. C’est connu en France; mais on trouve aussi dans les livrets italiens des indications sur des inserts dansés, dont la musique, qui ne figure pas toujours dans la partition, n’est parfois pas du même compositeur que celui qui a mis en musique le livret. Plusieurs maître de ballet pouvaient travailler sur le même opéra. Cavalieri écrit que la danse finale de sa Representatione di anima e di corpo “sia composto dal miglior mastro, che si ritrovi”. Le maître de ballet était aussi responsable de la chorégraphie des batailles et des scènes d’armes, au cas où un maître d’armes ne serait pas disponible. Pierre Beauchamps, le maître à danser de Louis XIV, mena en 1671, en remplacement de Lully, même des répétitions et des représentations de la “tragédie-ballet” Psyché, et cela – en plus de son activité de chorégraphe – comme “batteur de mesure” et aussi “metteur en scène”. Il occupe aussi cette fonction en 1677 dans la “tragédie-lyrique” Isis.
5. Le compositeur et la direction musicale
On ne sait pas vraiment si les premiers opéras étaient dirigés, d’une manière ou d’une autre. La petite formation orchestrale de l’opéra vénitien économisait une direction, dans le sens actuel courant. La conduite musicale revenait naturellement au compositeur. Peri et Caccini, les premiers compositeurs d’opéra, fonctionnaient également comme chanteurs dans leurs propres oeuvres.
Le contrat entre le directeur de théatre Marco Faustini et le compositeur Francesco Cavalli du 24 Juillet 1658 stipule entre autre que le compositeur doit assister personnellement à toutes les répétitions, et qu’il doit jouer le “P.o. istromento” à chaque représentation. Par cette expression on désigne le premier clavecin, depuis lequel on dirigeait la représentation. Cette art de la direction resta représentatif de l’opéra italien jusque tard dans le XVIIIème siècle et fut encore pratiqué lorsque des effectifs plus importants furent de mise. Pour Marcello, le “chef” est évidemment assis au clavecin. Un deuxième claveciniste est aussi mentionné.
L’histoire de Mattheson est connue: en 1704, il chante dans son opéra Cleopatra le rôle d’Antonius; après le suicide de ce dernier, Mattheson voulut jouer le clavecin de direction tenu jusque là par Händel “ce que chaque compositeur peut incontestablement mieux faire qu’un autre. Händel aussi dirigeait ses opéras à Londres depuis l’un des deux clavecins.
François Raguenet loue la capacité des Italiens à monter des opéras et écrit (Mattheson retraduit):
“Ils sont si habiles en musique et, si on peut dire, si infaillibles, qu’ils peuvent mener à bien tout opéra avec la dernière exactitude, sans que jamais quelqu’un ne batte la mesure ou que l’on sache quel compositeur a fait monter l’opéra.”
Le premier violon, le “Konzertmeister” joue aussi au XVIIIème siècle dans les représentations d’opéra un rôle important, car Marcello recommande aux chanteurs au début d’un air de regarder précisément le chef et de faire attention au Konzertmeister, en espérant que l’un des deux leur donnera un signe pour leur entrée. La collaboration entre le maître de chapelle et le Konzertmeister est documenté par Johann Adam Hiller, avec comme exemple Hasse et Pisendel.
“Hasse n’écrivit aucun opéra, où il ne s’entendit pas auparavant avec le Concertmeister sur les indications de coup d’archets ou tout autre élément nécessaire à la bonne exécution, et où il s’en remettait complètement à lui. Pisendel voyait de suite les parties, aussitôt que le copiste les avait finies, les regardait attentivement et annotait soigneusement chaque détail qui touche à l’exécution, de sorte que, lorsque on voyait l’orchestre ensemble au travail, les violonistes donnaient l’impression, que leurs bras, avec lequel il tenaient l’archet, étaient tous contraints par un même mouvement de forme semblable, comme par un mécanisme caché.”
L’esquisse de Rousseau pour le placement de l’orchestre de l’opéra de Dresde est connue. Comme c’était de coutume dans l’opéra italien, il y avait deux clavecins. L’instrument des “Maître de la Chapelle”, comme l’appelle Rousseau, se trouve au milieu, la queue tournée vers la scène. La position du maître de chapelle dans la fosse est donc la même qu’aujourd’hui, sauf qu’il n’est pas debout derrière un pupitre, mais assis derrière le clavecin. Derrière lui, – et aussi derrière le second clavecin qui est à gauche, la pointe tournée vers l’intérieur vers le maître de chapelle – se trouve encore un violoncelliste et un contrebassiste, qui lisent tous deux depuis la même partition que le claveciniste.
Sur une représentation de l’orchestre de Dresden de 1719, se trouve exceptionnellement seulement un seul clavecin.
Les illustrations de scènes italiennes montrent habituellement le clavecin de direction sur la partie gauche (vu depuis le public); c’est aussi traditionnellement la partie “distinguée” de la scène. De l’autre côté, sur le côté droit, se trouve le deuxième clavecin. En cas de problème, le maître de chapelle se faisait remarquer en frappant la mesure sur le bord de son instrument, c’est ainsi qu’est représenté Nicolas Logroscino sur un dessin de Pier Leone Ghezzi (1753).
Dans la direction de l’opéra français, il faut mentionner deux éléments:
– la critique de Jean-Jacques Rousseau du “bruit désagréable et continuel” que le chef fait avec son bâton, Rousseau se référant explicitement à l’opéra.
– les circonstances qui ont mené à la mort de Lully, ceci non pendant un opéra mais pendant l’exécution de son Te Deum.
Avec un bâton semblable à ceux que l’on peut voir sur les tableaux d’époque, Lully n’aurait pas pu se heurter le pied. La Viéville, qui relate l’histoire, parle d’une canne, qui était à la mode à cette époque. Que Lully l’ait utilisé pour battre la mesure semble avoir été une exception, car sur les illustrations contemporaines, on le voit avec un bâton court, relativement épais, ou avec un rouleau de papier à musique. Lors d’une exécution en 1674 dans un pavillon temporaire des jardins de Versailles, on le voit même avec deux de ces bâtons ou rouleaux, sans aucun objet sur lequel il aurait frapper avec. On peut d’ailleurs remonter la tradition de la direction avec un bâton ou un rouleau en France jusqu’au 15ème siècle.
Dans l’opéra français la mesure n’était pas toujours battue avec beaucoup de bruit. Casanova l’atteste lors d’une représentation des Fêtes Vénitiennes de Campra en 1750 ou 1751, où il se plaint des “mouvements véhéments du chef de gauche à droite”.
Le compositeur dirigeait lui-même ou instruisait un assistant. Ainsi Lallouette, Colasse et Marais dirigeaient à la place de Lully. Après l’Essai sur les spectacles des petits cabinets (la scène ouverte en 1748 des “petits appartements” de Versailles) de Laujon, chaque compositeur avait le droit de diriger lui-même ses propres oeuvres.
En 1755 Pierre-Montan Berton engage un “maître de musique” à l’opéra, dont les capacités de compositeurs devaient se limiter plus à des remplissages et des arrangements d’oeuvres ultérieures qu’à des opéras nouveaux. Il était aussi le chef des opéras tardifs de Rameau. Rameau prenait bien sûr part aux répétitions et aurait même participé aux chorégraphies.
6. Le placement de l’orchestre
Lorsque l’on traite de direction d’orchestre, on aborde immanquablement la question du placement des instruments. Dans les deux à trois premières décénies de l’histoire de l’opéra, (en partie plus longtemps encore) on jouait les instruments derrière la coulisse, et, si l’action dramatique le permettait, sur scène.Dans ce cas les musiciens étaient partie prenante de l’action.
Dans la Rappresentatione de Cavalieri, les instruments étaient “dietro le tela della scena”, c’est-à-dire derrière les coulisses de la scène. Des danseurs pouvaient aussi jouer des instruments ou chanter: pour la fin de la Rappresentatione on mentionne que quatre personnes doivent danser “senza cantare”. Par contre, dans les Intermèdes (qui étaient joués avant le Prologue et après les actes de la pièce principale) les instruments jouaient “dentro la scena”. Dans sa mise en musique de l’Euridice, Peri écrit aussi que les instruments jouaient “dentro alla scena” et mentionne le clavecin (joué par le chef de la Camerata, Jacopo Corsi), le chitarrone, la Lira Grande, et le Liuto grosso. La signification de “dentro la scena” est peu claire. Cela peut signifier la même chose que “dietro la scena”, donc derrière la scène, ou alors au “milieu de la scène”, ce qui veut dire, visible par le public.
Probablement qu’il s’agit de la première interprétation, comme semble le suggérer une lettre de Monteverdi, dans laquelle il refuse de faire une composition sur une Favola maritima delle nozze di Tetide. Il se plaint:
“Che li concerti descritti in tal favola sono tutti bassi e vicini all aterra, mancamento grandissimo alle belle armonie; poiche le armonie saranno poste ne fiati piu grossi del aria della sena, fatti cosi da essere da tutti udite e dentro alla sena da essere concertate” (…)
(…) “que les ensembles vocaux décrits dans cette Favola sont tous situés si bas de terre, que c’est un manque très grand à la belle harmonie; il faut placer les ensembles dans les endroits de la scène favorables à l’acoustique et c’est ainsi qu’ils peuvent être entendus de tous et accompagnés par les instruments derrière la scène” (…)
Gagliano écrit dans la préface à Dafne, “che gli strumenti che devono accompagnare, le voci sole, sieno situati in luogo, da vedere in viso I recitanti acciochè meglio sentendosi vadano unitamente”.Cela signifierait que les instruments de continuo – car ce sont eux qui accompagnent les solistes dans les premiers opéras – étaient placés derrière la première coulisse de côté. On remarquera que Gagliano se réfère expressément aux “strumenti che devono accompagnare le voci sole”, c’est-à-dire au groupe de continuo. Les instruments qui font les ritournelles et accompagnent les choeurs se situaient probablement plus en arrière. Gagliano écrit plus loin que les instruments qui accompagnent Apollon doivent être mis “in una strada più vicina” (les passages entre les coulisses de côtés). Ils devraient ainsi donner l’impression que le son provient de la lyre que le chanteur donne l’impression de jouer.
Dans le Savienza giovenile d’Adriano Banchieri (1628), non seulement les instruments mais aussi le choeur étaient placés derrière la scène.
Depuis les années 1620, le placement devant la scène est connu, à la hauteur du parterre, bien que séparé de celui-ci par un mur de séparation. Ainsi les musiciens avaient un contact visuel avec les chanteurs, mais l’illusion d’une musique invisible pouvait largement être maintenue. Nicola Sabbatini décrit en 1638 le placement “dentro la scene”; il recommande pourtant un emplacement “fuori della scena” sur des balcons destinés à cet effet, de sorte que les “suoni” et le “canti” soient mieux entendus.D’ailleurs un placement derrière la scène est un obstacle aux machines.
Le souci d’un son plus fort et plus présent pourrait avoir deux raisons:
– l’augmentation du nombre d’auditeurs: l’année précédente avait été ouverte à Venise la première maison d’opéra publique.
– la réduction de l’orchestre d’un effectif assez important et mélangé, incluant des cuivres relativement forts, comme dans l’Orfeo de Monteverdi, à un effectif plus réduits de cordes et d’un groupe de continuo.
Dans les opéras allemands de la même période on plaçait également l’orchestre derrière les coulisses, même si entre temps on avait abandonné cet usage en Italie. Ce qui correspond à l’italien “dietro la scena” s’appelle chez Harsdörffer, le librettiste du Seelewig, “hinter dem Fürhang”, ce qui est “allermassen bey den Italiänern dergleichen nicht ungewohnet ist”.
Harsdörffer écrit pour un Spiel von den Tugendsternen dans le 5ème volume de ses Frauenzimmergesprächspiele :
“Wann man bey diesem Aufzug nicht grosse Unkosten thun wil / kan man alle Person / in dem hintersten Tepicht / der mitten in dem Schauplatz nach der Sehkunst gezieret wird / gemahlt vorstellen / und die Stimmen / benebens der Laute oder Theorbe / hinter dem Vorhang hören lassen”.
“Si l’on veut ne pas faire une trop grande dépense pour cet acte, on peut mettre toutes les personnes derrière le rideau qui est au milieu de la scène de représentation, et qui est orné suivant les règles des Arts visuels; on met les voix avec le luth ou le théorbe derrière le rideau.”
Dans un autre jeu (der Schauplatz) il laisse un protagoniste parler des intermèdes exécutés à Florence en 1600 à l’occasion du mariage de Marie’ de Medici avec Henri IV; on y parle d’”instruments cachés”. On parle aussi d’”instruments cachés” dans un Schauspiel de Georg Neumark à Weimar en 1662.A Weimar, on eut à disposition une scène et une fosse d’orchestre seulement à partir de 1697.
Au temps du Vollkommene Cappelmeister de Mattheson, la fosse d’orchestre s’est aussi imposée en Allemagne: “Die Sänger müssen allenthalben voran stehen; ausser in Opern, wo es sich nicht anders schicken will, als dass man die Instrumente den Zuhörern zwar am nähesten, aber auch am niedrigsten setzet”.
(“les chanteurs doivent se mettre devant; hormis à l’opéra, où on ne peut pas faire autrement que mettre les instruments le plus près du public, mais la plus bas possible”)
En France, Samuel Chappuzeau donne en 1674 trois possibilités pour placer l’orchestre: “ou derrière le Théatre, ou sur les aisles, ou dans vn retranchement entre le théatre et le Parterre, comme en vne forme de Parquet”.Il continue: “Depuis peu on les (i.e.les violons) met dans vne des Loges du fond, d’où ils font plus de bruit que de tout autre lieu où on les pourroit placer”. Le Registre de la Grange rapporte: “Jusques icy les Musiciens et Musiciennes n’auroient point voulu parroistre en public. Ils chantoient a la Comédie dans des loges grillées et treillissées”.
En Angleterre un plan daté de 1665 pour le théatre du Whitehall Palace montre “derrière la scène arrière, un tribune en escalier pour les musiciens”.
Si on regarde les illustrations des représentations scéniques françaises du XVIIème siècle, on est frappé de voir qu’à part le rouleau de musique dans la main du chef, il n’y a nulle part de pupitres ou de partitions. Il est en autrement dans les exécutions de musique de chambre ou à l’église, mais à la scène, il semble qu’on attendait en France de la part des instrumentistes, la même chose que de la part des chanteurs: qu’ils jouent par coeur. Mattheson l’atteste, et loue dans son Neu-eröffneten Orchestre le par coeur des Français, qui était encore pratiqué dans la deuxième décénie du XVIIIème siècle.
La première illustration française, montrant des partitions dans une oeuvre scénique est la représentation de la Princesse de Navarre de Rameau en 1745. On peut pourtant supposer que le changement eut lieu avant cette date. Au plus tard en 1733 pour l’Hippolyte et Aricie de Rameau, la musique dû être trop complexe pour pouvoir être mémorisée. Dans tous les cas, en 1738 un auteur anonyme considère le par coeur comme démodé.
Des parties séparées, qui devaient servir à apprendre la musique, sont conservées de l‘époque de Lully. Pourtant ces parties séparées ne prouvent en rien qu’elles étaient utilisées pendant les représentations.
L’espace dévolu à l’orchestre restait dans les théatre français assez réduit par rapport aux standards actuels. Alors qu’on compte environ un m2 par musicien aujourd’hui, l’iconographie ou d’autres indications relatives à l’orchestre ne donnent que 0,33 m2 dans la Salle de la Comédie du Grand Trianon, ou 0,5 m2 au théatre du Palais-Royal.
7. Conséquences:
Qu’implique tout ceci pour les exécutions actuelles d’opéra baroque ?
Les répétitions pouvaient s’étendre sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ce qui était déterminant, hier comme aujourd’hui, était le résultat.
Les différentes tâches liées à la production d’un opéra pouvaient être confiées à un organisateur ou coordinateur appelé “Corago” en Italie; cela pouvait être le compositeur ou le librettiste de l’oeuvre. Les tâches du librettiste pourraient être reprises aujourd’hui par spécialiste en littérature ou en prononciation de la langue. Pour le public, la musique tient le premier rang; au final, il ne faut pas oublier que l’opéra est un drame mis en musique. A qui respecte cela ne viendrait pas l’idée de raccourcir ou couper des scènes d’un opéra, ou de changer la fin d’une action en dénouement heureux. Celui qui met le texte au centre d’un opéra prendra en compte le fait qu’en France et en Angleterre, on ne parlait de la même façon au XVII et XVIIIème siècle qu’aujourd’hui.
La direction musicale revient naturellement au compositeur. Il supervise les répétitions et fonctionne en France comme “batteur de mesure”, à moins qu’il n’ait délégué cette charge à un assistant jugé capable. En Italie, il dirige depuis le premier clavecin; plus tard il est soutenu par le Konzertmeister.
Alors que ces informations sont prises en compte aujourd’hui, je ne connais aucune production ayant placé l’orchestre derrière la scène ou sur les côtés, comme n’était le cas dans les premiers opéras en Italie et en Allemagne, une pratique aussi connue en France.
Une conséquence importante pour le public pourrait être que l’orchestre sonne moins fort à cet emplacement que dans ne fosse même couverte, située tout près du public. Cela aussi permet aux chanteurs de chanter globalement moins fort. Il est connu que la puissance vocale nuit à la clarté de compréhension du texte et la flexibilité nécessaire à l’exécution des colorature. Il y a surtout un lien entre puissance et vibrato incontrôlé de la voix, ce qui produit une cassure entre le son de l’orchestre et celui de la voix, ce qu’on peut remarquer dans les production d’opéra baroque. Au XVIIIème siècle on était encore conscient des limites dynamiques d’un chant confortable. Mattheson évoque, en parlant de la position désormais usuelle de l’orchestre en fosse, que:” justement pour cette raison l’orchestre ne doit pas jouer trop fort, ce qui arrive justement quand une petite voix est accompagnée d’une douzaine d’instruments. Il appartient au bras du chef de corriger ce mauvais usage”.
On devrait aussi se poser des questions sur le par coeur dans l’opéra français au XVIIème siècle. Il devait y avoir une tradition de jouer la musique de danse par coeur. Cette tradition a dû perdurer dans le ballet de cour, et passer dans l’opéra. Cette manière de faire permet un placement plus compact des musiciens (en l’absence de pupitres), et doit aussi influencer la projection du son. L’idée de jouer tout un opéra par coeur peut faire peur, mais il faut garder à l’esprit qu’aucun instrument ne jouait en continu d’un bout à l’autre de l’oeuvre. Dans les opéras de Lully, les cuivres n’avaient pas grand chose à faire: on pense à l’indication “airs de violon” qui ne vient pas à peu près; lorsque les solistes chantaient les cordes se taisaient généralement; le claveciniste faisait une pause dans l’ouverture et les danses. Cette dernière habitude, souvent ignorée, s’explique ainsi par le fait qu’aucun instrument n’aurait pu apprendre tout l’opéra par coeur. Pour cette raison, même les basses se divisaient en deux groupes. Les pauses du clavecin ont peut-être aussi des raisons musicales – puisque à l’époque de Rameau, donc lorsque le par coeur était déjà abandonné depuis longtemps, le clavecin ne jouait pas dans les danses, et dans les choeurs souvent non plus.
A méditer également la position du chef au bord de la scène. Il était donc aussi présent pour les chanteurs que pour l’orchestre. Peut-être a-t-il aidé comme souffleur, lorsque le souffleur ne pouvait être compris depuis le fond des coulisses; peut-être a-t-il fonctionné comme un chef de choeur, qui rappelle aux chanteurs l’expression, la dynamique ou la clarté de la prononciation. Les instrumentistes pouvaient voir la battue du chef; ils devaient aussi beaucoup communiquer entre eux, du moins à l’époque de Lully lorsqu’ils jouaient encore par coeur. Des illustrations d’époque le montrent très clairement.
Lorsque des opéras de compositeurs ou librettistes extérieurs étaient montés, on devait naturellement les apprendre sans leur concours. Il arrivait alors qu’on adaptât l’oeuvre par des corrections, des compléments ou des arrangements, un risque contre lequel Lully s’était prémunis grâce au privilège royal. Que l’on ne croie donc pas que cette pratique ait été approuvée par le compositeur et qu’elle nous permette aujourd’hui de faire pareil dans l’opéra baroque ! Vivaldi attribue ainsi l’échec de son siroe à Ferrara, aux changements que le premier claveciniste Beretta (également chef musical) apporta aux récitatifs. Il se plaint:
“Les choses sont ainsi faites qu’il n’y a pas une note ou un numéro à retrancher au couteau ou à la plume dans mon original. Je ne peux pas supporter qu’une tête de noeud fasse son beurre sur le dos de l’anéantissement de mon pauvre nom.”
On ne peut que souhaiter à Vivaldi et aux autres compositeurs que leurs opéras soient dirigés aujourd’hui par des personnes conscientes de leur responsabilité artistique et historique. Et cela ne concerne pas seulement la musique. Lorsque nous lisons les critiques des opéras baroques, nous constatons que le décor, les costumes et les machines jouaient un aussi grand rôle que la musique et la danse; Arteaga écrit (traduction de Forkel, puis en français):
“que ni la plus belle action du poète, ni la plus belle musique de compositeur ne peuvent faire tout leur effet, si le lieu de l’action n’est pas configuré de manière adéquate aux personnages, si le décorateur ne trouve pas cette parfaite harmonie entre l’oeil et l’oreille qui fait que le spectateur puisse se croire être vraiment dans les différents lieux, où ils entend la musique”
L’opéra n’a pas seulement des auditeurs mais aussi des spectateurs !
Nous ne rendons pas justice au phénomène de l’opéra baroque si nous le réduisons à la musique et laissons le reste à la liberté de recréation contemporaine de régisseurs, de costumiers ou de metteurs en scène.
Pour le spectateur de l’opéra baroque, la “fascination” venait justement de la concomitance des différents arts. “Diriger et direction de l’opéra baroque” devrait signifier pour nous de respecter ce niveau culturel, et en lieu et place des compositeurs de cette époque, de protéger les poètes, chorégraphes, décorateurs et costumiers.
Traduction Yves Rechsteiner février 2009
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